Les crises au Média s’expliquent rationnellement : la preuve par le projet de Denis Robert

kouamouo
6 min readNov 30, 2020

Denis Robert a précisé dans un billet un certain nombre de choses sur son projet à venir. On sait déjà le nom de son média, et aussi la forme juridique qu’il va prendre — une SCIC (pas tout à fait) comme Le Média. A priori, c’est une bonne nouvelle. Les médias indépendants sont complémentaires du point de vue du “consommateur” d’infos, du citoyen. Même si naturellement ils entretiennent un rapport qui est plus proche de la “coopétition” (coopération ET compétition) que de la compétition pure et dure. C’est donc une bonne nouvelle, même si l’on peut être comme moi perplexe face aux manoeuvres et intrigues de ceux qui, soutenant ce projet, ne cessent de vouloir “tuer” Le Média en entretenant des polémiques. Comme si la mort de l’un était la condition de la naissance de l’autre.

- Lors de la dernière crise au Média, lancée par un article du Monde informé par des sources en interne et portée à son apogée par la fameuse vidéo où Denis demande que les socios votent “projet contre projet”, un slogan a été martelé par ses soutiens. Un socio = une voix. Nous avons objecté que les socios, qui ne travaillent pas avec nous, ne pouvaient pas nous imposer une organisation interne qu’ils ne subiraient pas. Nous n’avons pas toujours été entendus. Il fallait voter, comme dans le cadre d’un RIC… En toutes matières… Le projet de SCIC avec des collèges — salariés (40%), socios (40%), bénévoles (10%) et partenaires (10%) — a été dénoncé par certains parce qu’au final, le poids d’un salarié était plus important que celui d’un socio. On pouvait imaginer que cette approche soit présente dans le média de celui qui a porté cette idée de “vote des socios”. En fait, non. Elle sera une SCIC par collèges. Il y en aura 5, tandis que la SCIC Le Média en aura 4. Le collège en moins est celui des bénévoles. Les collèges en plus sont : le collège des fondateurs et celui des “mécènes”. Ces deux entités auront des voix prépondérantes. Là où au Média, un socio qui aura acheté 1000 parts sociales aura la même voix qu’un socio qui en aura acheté 5.

Je ne critique pas ce choix, mais il éclaire a posteriori les querelles qui sont nées au Média depuis l’arrivée de Denis. Il estimait que le financement par les socios était insuffisant, et qu’il fallait se tourner vers de riches mécènes qui nous feraient des dons. On les a espérés sans contrepartie. On a vu arriver un homme qui s’était enrichi dans une chaîne de restauration rapide, et qui voulait s’assurer qu’on enquête sur un adversaire industriel. On s’est mis d’accord sur le fait que cela ne serait pas possible. Puis on a eu une mécène qui s’est avérée lobbyiste pour Israël, et dont on peut prouver qu’elle a essayé d’influer sur nos contenus avant même d’avoir fait le moindre don. Si des mécènes de ce type disposent d’un collège au sein d’une SCIC, et que (par exemple) avec les fondateurs ils ont la majorité absolue, ils auront la même influence que les milliardaires de la presse mainstream contre laquelle des médias indépendants comme le nôtre et d’autres se sont créés. C’est notamment pour cela que nous nous sommes affrontés. Ce n’était pas une question de “philippevaliens”, de méchants qui veulent embêter les gentils, etc. Par la suite, bien sûr, des désaccords de fond peuvent accoucher de problèmes interpersonnels. Mais ce sont eux qui expliquent les conflits, qui n’apparaissent du coup plus comme des “malédictions”.

Dans son texte de présentation, Denis Robert écrit : “Une loi récemment votée permet de défiscaliser les investissements dans une entreprise de presse solidaire.” C’est vrai, et cela peut aussi nous arranger au Média. Sauf que cette loi permettra en réalité à ceux qui possédaient l’ancienne presse de reprendre le pouvoir sur la presse indépendante. Celui qui peut défiscaliser des investissements importants dans une entreprise de presse, c’est celui qui a beaucoup d’argent. Accorder le privilège d’un “collège” à ce type de profils, c’est redonner du pouvoir à ceux qui l’ont déjà. Personnellement, je pense qu’il faudrait transformer les dispositifs qui existent aujourd’hui, et qui permettent à ceux qui donnent à des médias d’intérêt public de bénéficier de déductions fiscales. De fait, ils favorisent les médias dont les amis sont en grande partie imposables. Ils permettent à la classe moyenne supérieure et à la bourgeoisie de financer leurs préférences. Il faudrait en réalité instaurer un régime de “crédit d’impôt”, ce qui permettrait à des foyers qui ne paient pas d’impôts de financer eux aussi la presse qu’ils aiment avec l’aide de l’Etat.

Aujourd’hui, Libé devient une fondation à la suite de Mediapart. Mais Drahi ne s’en va pas. Les milliardaires savent que les médias d’information sont difficilement rentables. Ils créent donc des fondations qu’ils contrôleront étroitement et transforment, par un coup de baguette magique, des pans de leurs groupes en médias “indépendants” et en instruments d’influence et d’optimisation fiscale. La bourgeoisie a trouvé le moyen de reprendre le pouvoir. C’est pour cela que notre configuration, qui ne donne pas de statut dans la coopérative aux donateurs, et qui ne crée pas des “sociétaires de luxe” à voix prépondérante, nous a semblé pertinente. Voici le débat de fond !

Pour en revenir aux crises du Média, elles sont des crises de croissance, et surtout des “crises de modèle”. Au départ, il y avait deux promesses : un média engagé mais non contrôlé politiquement, accessible à tous mais financé par des citoyens assez engagés pour offrir une autre information à leurs concitoyens ; un média qui ne serait pas une entreprise mais une association à vocation coopérative, contrôlé par ses sociétaires et ses travailleurs notamment. Des promesses réalistes ? Viables ? Souhaitables ? Tous ces questionnements structurent les crises que nous avons vécues.

- La première crise avec Sophia Chikirou porte sur la manière de construire ce média. Via une main de fer ou une vraie auto-organisation ? Elle est parallèle à une crise à bas bruit, une crise de l’ambiguïté : Média de la France insoumise ou pas ? Mais dès cette crise-là, face au coût du JT et aux ressources qui tarissent, il est déjà question (pour elle et certains de ses proches) d’ouvrir la coopérative, via le collège des partenaires, à des acteurs de type Crédit mutuel (dont je ne pense pas qu’ils avaient été approchés), en gros au capitalisme “acceptable”. A l’époque, la question qui se pose est : ils gagneront quoi ?

- La deuxième crise avec Aude Lancelin est en lien avec le regard sceptique qu’elle pose sur l’objet SCIC et sur le modèle “média accessible à tous mais financé par certains”. Elle suspend le processus de transformation de l’association, et tente d’imposer un schéma où elle contrôle, de fait, l’association Le Média. En choisissant les membres du bureau. C’est ainsi qu’après l’élection d’une liste, elle réclame la démission d’un membre de cette liste, qui s’ecécute aussitôt. Il reste deux personnes dans ce bureau. Quand elle se brouille avec l’une d’entre ces deux personnes, au point de demander à ce qu’elle ne soit plus sollicitée (vu qu’il s’agit d’une personne intermittente du spectacle), cette personne démissionne du bureau. Les statuts exigent une nouvelle élection, et elle s’est aliénée une bonne partie du corps électoral. Refusant tout compromis synonyme d’une humiliation, elle démissionne de son poste de présidente de notre entreprise de presse, qui est une émanation de l’association. Elle a pour projet de créer un média de type privé, accessible en totalité à ses seuls abonnés. C’est ce qu’elle fait avec QG. Mais avant cela, elle construit un narratif victimaire dont le but est de détourner les socios vers son entreprise privée.

- Avec Denis Robert, on est aussi face à une crise du modèle, et du rôle qu’il joue au sein de l’entité qui porte le projet auquel il est associé. Il pense “reprendre” Le Média, là où ceux qui l’ont appelé veulent qu’il “rejoigne” Le Média. Mais surtout, il considère que le socle des socios est solide mais pas suffisant pour croître et surtout se diversifier dans les domaines qui sont ceux de la télé traditionnelle, avec ses moyens spécifiques. C’est pour cela qu’il plaide pour la mise en place d’une régie publicitaire, et pour l’ouverture aux mécènes fortunés. Il a désormais la possibilité de mettre en oeuvre ses idées.

- Le Média existe. QG existe. Blast existera. Nul besoin de déshabiller Pierre pour habiller Paul, de tenter de tuer l’un pour faire vivre l’autre. A chacun son modèle, à chacun les limites de son modèle, et à tous le combat pour la diversité médiatique.

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